V

 

Le soir il y eut un bal au château et des lampions à toutes les fenêtres.

Il y avait [de] nombreux cortèges d’équipages, de chevaux et de valets.

De temps en temps on voyait une lumière apparaître à travers les ormes. Elle s’approchait de plus en plus en suivant mille détours, dans les tortueuses allées, enfin elle s’arrêtait devant le perron, avec une calèche tirée par des chevaux ruisselants de sueur. Alors la portière s’ouvrait et une femme descendait, – elle était jeune ou vieille, laide ou belle, en rose ou en blanc, comme vous voudrez, et puis après avoir rétabli l’économie de sa coiffure par quelques coups de main donnés à la hâte, dans le vestibule à la lueur des quinquets et au milieu des arbres verts et des fleurs et du gazon qui tapissaient les murs, elle abandonnait son manteau et son boa aux laquais, elle entrait. On ouvre les portes à deux battants, on l’annonce, il se fait un grand bruit de chaises et de pieds. On se lève, on fait un salut et puis il s’ensuit ces mille et une causeries, ces petits riens, ces charmantes futilités qui bourdonnent dans les salons et qui voltigent de côtés et d’autres comme des brouillards légers dans une serre chaude.

La danse commença à dix heures.

Et au dedans on entendait le glissement des souliers sur le parquet, le frôlement des robes, le bruit de la musique, les sons de la danse.

Et au dehors, le bruissement des feuilles, les voitures qui roulaient au loin sur la terre mouillée, les cygnes qui battaient de l’aile sur l’étang, les aboiements de quelque chien du village après les sons qui partaient du château et puis quelques causeries naïves et railleuses de paysans dont les têtes apparaissaient à travers les vitres du salon.

Dans un coin était un groupe de jeunes gens, les amis de Paul, ses anciens compagnons de plaisir, en gants jaunes ou azurés, avec des lorgnons, des fracs en queue de morue, des têtes moyen âge et des barbes comme Rembrandt et toute l’école Flamande n’en vit et n’en rêva jamais.

– Dis-moi donc de grâce, disait l’un d’eux, membre du Jockey-Club, quelle est cette mine renfrognée et plissée comme une vieille, celle qui est là derrière la causeuse où est ta femme ?

– Ça ? – C’est Djalioh.

– Qui est-ce Djalioh ?

– Oh ceci, c’est toute une histoire.

– Conte-nous-la, dit un des jeunes gens qui avait des cheveux aplatis sur les deux oreilles et la vue basse, puisque nous n’avons rien pour nous amuser.

– Au moins du punch, repartit vivement un monsieur, grand, maigre, pâle et aux pommettes saillantes.

– Quant à moi je n’en prendrai pas et pour cause, c’est trop fort. Des cigares, dit le membre du Jockey-Club.

– Fi des cigares, y penses-tu Ernest, devant des femmes.

– Elles en sont folles au contraire, j’ai dix maîtresses qui fument comme des dragons, dont deux ont culotté à elles seules toutes mes pipes.

– Moi j’en ai une qui boit du kirsch à ravir.

– Buvons, dit un des amis qui n’aimait ni les cigares, ni le punch, ni la danse, ni la musique.

– Non, que Paul nous conte son histoire.

– Mes chers amis, elle n’est pas longue, la voilà tout entière. C’est que j’ai parié avec M. Petterwell, un de mes amis qui est planteur au Brésil, un ballot de Virginie contre Mirsa, une de ses esclaves, que les singes... Oui, qu’on peut élever un singe, c’est-à-dire qu’il m’a défié de faire passer un singe pour un homme.

– Eh bien Djalioh est un singe ?

– Imbécile, pour ça non.

– Mais enfin...

– C’est qu’il faut vous expliquer que dans mon voyage au Brésil je me suis singulièrement amusé. Petterwell avait une esclave noire nouvellement débarquée du vieux canal de Bahama, diable m’emporte si je me rappelle son nom. – Enfin, cette femme-là n’avait pas de mari. Le ridicule ne devait tomber sur personne. – Elle était bien jolie. Je l’achetai à Petterwell, jamais la sotte ne voulait de moi, elle me trouvait probablement plus laid qu’un sauvage.

Tous se mirent à rire, Paul rougit.

– Enfin un beau jour, comme je m’ennuyais, j’achetai à un nègre le plus bel orang-outang qu’on eût jamais vu. – Depuis longtemps l’Académiedes sciences s’occupait de la solution d’un problème : savoir s’il pouvait y avoir un métis de singe et d’homme. Moi j’avais à me venger d’une petite sotte de négresse et voilà qu’un jour après mon retour de la chasse, je trouve mon singe, que j’avais enfermé dans ma chambre avec l’esclave, évadé et parti, l’esclave en pleurs et toute ensanglantée des griffes de Bell. Quelques semaines [après] elle sentit des douleurs de ventre et des maux de coeur. Bien, enfin cinq mois après, elle vomit pendant plusieurs jours consécutifs. J’étais pour le coup presque sûr de mon affaire. Une fois elle eut une attaque de nerfs si violente qu’on la saigna des quatre membres car j’aurais été au désespoir de la voir mourir. – Bref au bout de sept mois un beau jour elle accoucha sur le fumier, elle en mourut quelques heures après mais le poupon se portait à ravir. J’étais ma foi bien content, la question était résolue.

J’ai envoyé de suite le procès-verbal à l’Institut et le ministre à sa requête m’envoya la croix d’honneur.

– Tant pis, mon cher Paul, c’est bien canaille maintenant.

– Raison d’écolier. Ça plaît aux femmes, elles regardent ça en souriant pendant qu’on leur parle. Enfin j’élevai l’enfant, je l’aimai comme un père.

– Ah ah, fit un monsieur qui avait des dents blanches et qui riait toujours, pourquoi ne l’avez-vous pas amené en France dans vos autres voyages ?

– J’ai préféré le faire rester dans sa patrie jusqu’à mon départ définitif, d’autant plus que l’âge fixé par le pari était seize ans car il fut conclu la première année de mon arrivée à Janeiro. Bref, j’ai gagné Mirsa, j’ai eu la croix à vingt ans, et de plus j’ai fait un enfant par des moyens inusités.

– Infernal, dantesque, dit un ami pâle.

– Risible, cocasse, dit un autre qui avait de grosses joues et un teint rouge.

– Bravo, dit le cavalier.

– À faire crever de rire, dit en se tordant de plaisir sur une causeuse élastique un homme sautant et frétillant comme une carpe, petit, court, au front plat, aux yeux petits, le nez épaté, les lèvres minces, rond comme une pomme et bourgeonné comme un cantaloup.

Le coup était fameux et partait d’un maître, jamais un homme ordinaire n’aurait fait cela.

– Eh bien que fait-il Djalioh ? aime-t-il les cigares ? dit le fumeur en en présentant plein les deux mains et en les laissant tomber avec intention sur les genoux d’une dame.

– Du tout mon cher, il les a en horreur.

– Chasse-t-il ?

– Encore moins, les coups de fusil lui font peur.

– Sûrement il travaille, il lit, il écrit tout le jour.

– Il faudrait pour cela qu’il sache lire et écrire.

– Aime-t-il les chevaux ? demanda le convalescent.

– Du tout.

– C’est donc un animal inerte et sans intelligence. Aime-t-il le sexe ?

– Un jour je l’ai mené chez les filles et il s’est enfui emportant une rose et un miroir.

– Décidément c’est un idiot, fit tout le monde. Et le groupe se sépara pour aller grimacer et faire des courbettes devant les dames qui de leur côté, bâillaient et minaudaient en l’absence des danseurs. L’heure avançait rapidement au son de la musique qui bondissait sur le tapis entre la danse et les femmes. Minuit sonna pendant qu’on galopait.

Djalioh était assis depuis le commencement du bal sur un fauteuil à côté des musiciens. De temps en temps il quittait sa place et changeait de côté. – Si quelqu’un de la fête, gai et insouciant, heureux du bruit, content des vins, enivré enfin de toute cette chaîne de femmes aux seins nus, aux lèvres souriantes, aux doux regards, l’apercevait, – aussitôt il devenait pâle et triste.

Voilà pourquoi sa présence gênait et qu’il paraissait là comme un fantôme ou un démon. – Une fois les danseurs fatigués s’assirent.

Tout alors devint plus calme, on passa de l’orgeat et le bruit seul des verres sur les plateaux interrompait le bourdonnement de toutes les voix qui parlaient.

Le piano était ouvert, un violon était dessus, un archet à côté.

Djalioh saisit l’instrument, il le tourna plusieurs fois entre ses mains comme un enfant qui manie un jouet. Il toucha à l’archet et le plia si fort qu’il faillit le briser plusieurs fois.

Enfin il approcha le violon de son menton. Tout le monde se mit à rire, tant la musique était fausse, bizarre, incohérente. Il regarda tous ces hommes, toutes ces femmes, assis, courbés, pliés, étalés sur des banquettes, des chaises, des fauteuils, avec de grands yeux ébahis.

Il ne comprenait pas tous ces rires et cette joie subite.

Il continua :

Les sons étaient d’abord lents, mols, l’archet effleurait les cordes et les parcourait depuis le chevalet jusqu’aux chevilles sans rendre presque aucun son, puis, peu à peu sa tête s’anima, s’abaissant graduellement sur le bois du violon, son front se plissa, ses yeux se fermèrent et l’archet sautillait sur les cordes comme une balle élastique à bonds précipités.

La musique était saccadée, remplie de notes aiguës, de cris déchirants. On se sentait en l’entendant sous le poids d’une oppression terrible comme si toutes ces notes eussent été de plomb et qu’elles eussent pesé sur la poitrine.

Et puis c’était des arpèges hardis, des octaves qui montaient – comme une flèche gothique – des notes qui couraient en masse et puis qui s’envolaient – des sauts précipités – des accords chargés.

Et tous ces sons, tout ce bruit de cordes et de notes qui sifflent, sans mesure, sans chant, sans rythme – une mélodie nulle, – des pensées vagues et coureuses qui se succédaient comme une ronde de démons, – ou des rêves qui passent et s’enfuient poussés par d’autres dans un tourbillon sans repos, dans une course sans relâche.

Djalioh tenait avec force le manche de l’instrument et chaque fois qu’un de ses doigts se relevait de la touche, son ongle faisait vibrer la corde qui sifflait en mourant.

Quelquefois il s’arrêtait, effrayé du bruit, – souriait bêtement et reprenait avec plus d’amour le cours de sa rêverie, – enfin fatigué il s’arrêta, écouta longtemps pour voir si tout cela allait revenir – mais rien, la dernière vibration de la dernière note était morte d’épuisement. Chacun se regarda, étonné d’avoir laissé durer si longtemps un si étrange vacarme. – La danse recommença. – Comme il était près de trois heures on dansa un cotillon. Les jeunes femmes seules restaient. Les vieilles étaient parties ainsi que les hommes mariés et poitrinaires.

On ouvrit donc pour faciliter la valse la porte du salon, celles du billard et de la salle à manger, qui se succédaient immédiatement. Chacun prit sa valseuse, on entendit le son fêlé de l’archet qui frappait le pupitre et l’on se mit en train.

Djalioh était debout, appuyé sur un battant de la porte. La valse passait devant lui tournoyante, bruyante, avec des rires et de la joie.

Chaque fois il voyait Adèle tournoyer devant lui et puis disparaître – revenir – et disparaître – encore.

Chaque fois il la voyait s’appuyer sur un bras qui soutenait sa taille, fatiguée qu’elle était de la danse et des plaisirs – et chaque fois il sentait en lui un démon qui frémissait et un instinct sauvage qui rugissait dans son âme, comme un lion dans sa cage.

Chaque fois, à la même mesure répétée, – au même coup d’archet, à la même note, au bout d’un même temps, il voyait passer devant [lui] le bas d’une robe blanche à fleurs roses et deux souliers de satin qui s’entrebâillaient, et cela dura longtemps. Vingt minutes environ. La danse s’arrêta, oppressée elle essuya son front et puis elle repartit plus légère, plus sauteuse, plus folle et plus rose que jamais.

C’était un supplice infernal, une douleur de damné. Quoi, sentir dans sa poitrine, toutes les forces qu’il faut pour aimer, et avoir l’âme navrée d’un feu brûlant et puis ne pouvoir éteindre le volcan qui vous consume et ni briser ce lien qui vous attache. – Être là attaché à un roc aride, la soif à la gorge, comme Prométhée, voir sur son ventre un vautour qui vous dévore – et ne pouvoir dans sa colère le saisir de ses deux mains et l’écraser.

Ô pourquoi, se demandait Djalioh dans son amère douleur, la tête baissée pendant que la valse courait et tourbillonnait folle de plaisir et que les femmes dansaient et que la musique vibrait en chantant, pourquoi donc ne suis-je pas comme tout cela, heureux, dansant – pourquoi suis-je laid comme cela et pourquoi ces femmes ne le sont-elles [pas], pourquoi fuient-elles quand je souris, pourquoi donc je souffre ainsi et je m’ennuie et je me hais moi-même ? Ô si je pouvais la prendre – elle – et puis déchirer tous les habits qui la couvrent, mettre en pièces et en morceaux, les voiles qui la cachent, et puis la prendre dans mes deux bras, fuir avec elle bien loin à travers les bois, les prés, les prairies, traverser les mers – et enfin arriver enfin à l’ombre d’un palmier et puis là la regarder bien longtemps et faire qu’elle me regarde aussi – qu’elle me saisisse de ses deux bras nus – et puis... ah... et il pleurait de rage.

Les lampes s’éteignaient,... la pendule sonna cinq heures. – On entendit quelques voitures qui s’arrêtaient, et puis danseurs et danseuses prirent leurs vêtements et partirent.

Les valets fermèrent les auvents et sortirent.

Djalioh était resté à sa place et quand il releva la tête – tout avait disparu, les femmes, – la danse et les sons, tout s’était envolé et la dernière lampe pétillait encore dans quelques gouttes d’huile qui lui restaient à vivre.

En ce moment-là l’aube apparut à l’horizon derrière les tilleuls.

 

 

VI

 

Il prit une bougie et monta dans sa chambre.

Après avoir ôté son habit et ses souliers il sauta sur son lit, abaissa sa tête sur son oreiller et voulut dormir.

Mais impossible.

Il entendait dans sa tête un bourdonnement prolongé, un fracas singulier, une musique bizarre. – La fièvre battait dans ses artères et les veines de son front étaient vertes et gonflées. Son sang bouillonnait dans ses veines, lui montait au cerveau et l’étouffait.

Il se leva et ouvrit sa fenêtre. L’air frais du matin calma ses sens. Le jour commençait, – et les nuages fuyaient avec la lune aux premiers rayons de la clarté. La nuit il regarda longtemps les mille formes fantastiques que dessinent les nuages, puis il tourna sa vue sur sa bougie dont le disque lumineux éclairait ses rideaux de soie verte.

Enfin au bout d’une heure il sortit.

La nuit durait presque encore, et la rosée était suspendue à chaque feuille des arbres. Il avait plu longtemps, les allées foulées par les roues des voitures étaient grasses et boueuses. Djalioh s’enfonça dans les plus tortueuses et les plus obscures.

Il se promena longtemps dans le parc, foulant à ses pieds les premières feuilles d’automne, jaunies et emportées par les vents. Marchant sur l’herbe mouillée, à travers la charmille au bruit de la brise qui agitait les arbres, il entendait dans le lointain les premiers sons de la nature qui s’éveille. Qu’il est doux de rêver ainsi en écoutant avec délices le bruit de ses pas sur les feuilles sèches et sur le bois mort que le pied brise, de [se] laisser aller dans des chemins sans barrière, comme le courant de la rêverie qui emporte votre âme, et puis une pensée triste et poignante souvent vous saisit longtemps en contemplant ces feuilles qui tombent, ces arbres qui gémissent et cette nature entière qui chante tristement à son réveil comme au sortir du tombeau. Et alors quelque tête chérie vous apparaît dans l’ombre, une mère, une amie, et les fantômes qui passent le long du mur noir, tous graves et dans des surplis blancs. – Et puis le passé revient aussi comme un autre fantôme, le passé avec ses peines, ses douleurs, ses larmes et ses quelques rires – enfin l’avenir qui se montre à son tour – plus varié, plus indéfini, entouré d’une gaze légère comme ces sylphides longtemps rêvées qui s’élèvent d’un buisson et qui s’envolent avec les oiseaux.

On aime à entendre le vent qui passe à travers les arbres en faisant plier leur tête et qui chante comme un convoi des morts, – et dont le souffle agite vos cheveux et rafraîchit votre front brûlant.

C’était dans des pensers plus terribles – qu’était perdu Djalioh.

Une mélancolie rêveuse pleine de caprice et de fantaisie – provient d’une douleur tiède et longue. Mais le désespoir est matériel et palpable.

C’était au contraire la réalité qui l’écrasait.

Ô la réalité, fantôme lourd comme un cauchemar et qui pourtant n’est qu’une durée comme l’esprit.

Pour lui, que lui faisait le passé qui était perdu et l’avenir qui se résumait dans un mot insignifiant : la mort ? Mais c’était le présent qu’il avait, la minute, l’instant qui l’obsédait. C’était ce présent même qu’il voulait anéantir, le briser du pied, l’égorger de ses mains. Lorsqu’il pensait à lui, pauvre et désespéré, les bras vides, le bal et ses fleurs et ces femmes, Adèle et ses seins nus et son épaule et sa main blanche, lorsqu’il pensait à tout cela un rire sauvage éclatait sur sa bouche et retentissait dans ses dents comme un tigre qui a faim et qui se meurt. Il voyait dans son esprit le sourire de Paul, les baisers de sa femme. – Il les voyait tous deux étendus sur une couche soyeuse s’entrelaçant de leurs bras avec des soupirs et des cris de volupté, il voyait jusqu’aux draps qu’ils tordaient dans leurs étreintes, jusqu’aux fleurs qui étaient sur les tables et les tapis et les meubles et tout enfin qui était là, et quand il reportait la vue sur lui entouré des arbres, marchant sur l’herbe seul et les branches cassées, il tremblait. Il comprenait aussi la distance immense qui l’en séparait et quand il en venait à se demander pourquoi tout cela était ainsi, alors une barrière infranchissable se présentait devant lui – et un voile noir obscurcissait sa pensée.

Pourquoi Adèle n’était-elle pas à lui ? Ô s’il l’avait, comme il serait heureux de la tenir dans ses bras, de reposer sa tête sur sa poitrine et de la couvrir de ses baisers brûlants – et il pleurait en sanglotant.

Ô s’il avait su comme nous autres hommes comment la vie quand elle vous obsède s’en va et part vite avec la gâchette d’un pistolet – s’il avait su que pour six sols un homme est heureux – et que la rivière engloutit bien les morts !... mais non, – le malheur est dans l’ordre de la nature. – Elle nous a donné le sentiment de l’existence pour le garder plus longtemps.

Il arriva bientôt aux bords de l’étang. Les cygnes s’y jouaient avec leurs petits, ils glissaient sur le cristal les ailes ouvertes et le cou replié sur le dos. Les plus gros, le mâle et la femelle, nageaient ensemble au courant rapide de la petite rivière qui traversait l’étang, de temps en temps, ils tournaient l’un vers l’autre leur long cou blanc et se regardaient en nageant, puis ils revenaient derrière eux, se plongeaient dans l’eau et battaient de l’aile sur la surface de l’eau qui se trouvait agitée de leurs jeux lorsque leur poitrine s’avançait comme la proue d’une nacelle.

Djalioh contempla la grâce de leurs mouvements et la beauté de leurs formes. – Et il se demanda pourquoi il n’était pas cygne et beau comme ces animaux. Lorsqu’il s’approchait de quelqu’un on s’enfuyait, on le méprisait parmi les hommes. Que n’était-il donc beau comme eux, – pourquoi le ciel ne l’avait-il pas fait cygne, oiseau, quelque chose de léger, qui chante et qu’on aime ? – ou plutôt que n’était-il le néant ? Pourquoi, disait-il en faisant courir une pierre du bout de son pied, – pourquoi ne suis-je pas comme cela, je [la] frappe, [elle] court, et ne souffre pas. Alors il sauta dans la barque, détacha la chaîne, prit les rames et alla aborder de l’autre côté dans la prairie qui commençait à se parsemer de bestiaux.

Après quelques instants, il revint vers le château. Les domestiques avaient déjà ouvert les fenêtres et rangé le salon.

La table était mise car il était près de neuf [heures], tant la promenade de Djalioh avait été lente et longue.

Le temps passe vite dans la joie, vite aussi dans les larmes et ce vieillard court toujours sans perdre haleine.

Cours vite, marche sans relâche, fauche et abats sans pitié, – Vieille Chose à cheveux blancs. Marche, et cours toujours, traîne ta misère, toi qui es condamné à vivre et mène-nous bien vite dans la fosse commune, où tu jettes ainsi tout ce qui barre ton chemin.

 

 

VII

 

Après le déjeuner, la promenade, car le soleil perçant les nuages commençait à se montrer. –

Les dames voulurent se promener en barque. La fraîcheur de l’eau les délasserait de leurs fatigues de la nuit. –

La société se divisa en trois bandes. Dans la même étaient Paul, Djalioh et Adèle. Elle avait l’air fatigué et le teint pâle. Sa robe était de mousseline bleue avec des fleurs blanches. Elle était plus belle que jamais.

Adèle accompagna son époux, par sentiment des convenances.

Djalioh ne comprit pas cela. Autant son âme embrassait tout ce qui était de sympathie et d’amour, autant son esprit résistait à tout ce que nous appelons : – délicatesse, usage, honneur, pudeur et convenance. Il se mit sur le devant et rama.

Au milieu de l’étang était une petite île formée à dessein pour servir de refuge aux cygnes, elle était plantée de rosiers dont les branches pliées se miraient dans l’eau en y laissant quelques fleurs fanées. La jeune femme émietta un morceau de pain, puis le jeta sur l’eau et aussitôt les cygnes accoururent, allongeant leur cou pour saisir les miettes qui couraient emportées par la rivière.

Chaque fois qu’elle se penchait et que la main blanche s’allongeait, Djalioh sentait son haleine passer dans ses cheveux et ses joues effleurer sa tête, – qui était brûlante.

L’eau du lac était limpide et calme mais la tempête était dans son coeur, plusieurs fois il crut devenir fou – et il portait les mains à son front, comme un homme en délire ou qui croit rêver.

Il ramait vite et cependant la barque avançait moins que les autres tant ses mouvements étaient saccadés et convulsifs. De temps en temps son oeil terne et gris se tournait lentement sur Adèle et se reportait sur [Paul]. Il paraissait calme, – mais comme le calme de la cendre qui couvre un brasier et puis l’on [n’]entendait que la rame qui tombait dans l’eau, l’eau qui clapotait lentement sur les flancs de la nacelle et quelques mots échangés entre les époux – et puis ils se regardaient en souriant – et les cygnes couraient en nageant sur l’étang. – Le vent faisait tomber quelques feuilles sur les promeneurs et le soleil brillait au loin sur les vertes prairies où serpentait la rivière, et la barque glissait entre tout cela rapide et silencieuse.

Djalioh, une fois, se ralentit, porta sa main à ses yeux et [la] retira quelques instants après toute chaude et toute humide. Il reprit ses rames et les pleurs qui coulaient sur ses mains se perdirent dans le ruisseau. M. Paul, voyant qu’il était éloigné de la compagnie, prit la main d’Adèle et déposa sur son gant satiné un long baiser de bonheur qui retentit aux oreilles de Djalioh.

Textes de jeunesse I
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